J’avais vingt ans à Paris.
Ecrire pour la revue Opus International était mon premier travail. Je devais faire des comptes rendus d’expositions. Je me souviens que je n’avais pas d’argent ni pour les tickets de métro ni pour les timbres, alors je marchais jusqu’à Saint-Germain depuis ma chambre située dans le 14ème. Après avoir tapé les articles, je portais mes feuillets au rédacteur, Gérald Gassiot-Talabot, dans les bureaux du Guide Bleu près du Châtelet.
Le texte sur Marcelle Cahn est un des premiers que j’ai écrit. De cette année je n’ai gardé en mémoire que son exposition et celle de Louis Pons à la galerie Point Cardinal.
En traversant la galerie, je fus frappée par les collages de Marcelle Cahn qui avaient, à la fois, un caractère fragile et fort. Malgré leur petite échelle, ils m’ont paru avoir un vrai rayonnement.
Spontanément, j’ai choisi de rédiger un compte rendu de l’exposition.
Je me rends compte maintenant que mes deux choix : Marcelle Cahn et Louis Pons, bien qu’extrêmement différents par leur style et leurs matériaux, étaient des personnes très indépendantes qui se sont tenues à l’écart des mouvements artistiques et ont vécu une vie assez solitaire et sans compromis.
J’avais lu le livre de Herta Wescher (1) sur le collage où elle a reproduit des exemples anciens et de nombreuses œuvres Dada, surréalistes et constructivistes. Je ne pense pas que Marcelle Cahn y figure.
Ce qui m’a impressionné chez Marcelle Cahn c’est le don de trouver quelque chose de poétique dans les matériaux les plus humbles et les plus quotidiens et que chacun de nous froisse dans sa poche et jette en fin de journée. Je sentais que, comme moi, elle était fascinée par les vieux papiers, les papiers quadrillés, les étiquettes, les gommettes. J’ai été particulièrement intriguée par son usage du papier de boucherie, fin et légèrement brillant pour envelopper la viande.
Quelques jours après la parution de la revue Opus International, je fus surprise de recevoir un appel de la galerie Point Cardinal. On me donna le numéro de téléphone de Marcelle Cahn en me disant qu’elle avait demandé que je l’appelle.
Je suis allée dans sa chambre-atelier à Neuilly-sur-Seine. J’étais très intimidée mais elle m’a mise à l’aise.
Elle avait des cheveux gris très fins, coiffés en arrière, un regard doux s’affichait derrière ses lunettes. Un sens aigu de l’humour.
Elle m’a dit avoir été très touchée par mon article (2), personne n’avait écrit sur elle depuis bien longtemps. Elle se sentait oubliée. Sa voix était pleine d’émotion… Je sentais bien qu’elle était modeste et ne voulait pas la gloire mais simplement une juste reconnaissance du travail qu’elle faisait depuis des années et sa place dans l’histoire de l’art.
J’ai été surprise et heureuse que mes quelques lignes aient pu avoir une résonance auprès de l’artiste. C’était un encouragement pour un métier difficile, celui de critique d’art.
Autant que je me souvienne, son atelier était petit et ordonné. Sur une grande table, il y avait des piles de papiers différents, bleus, bruns, beiges, pas de couleurs vives, avec des textures et des épaisseurs variées, des pastilles autocollantes, des étiquettes, des tickets de métro, des cartes postales. Autour d’elle, des rayonnages avec beaucoup de livres, je crois.
Sur la table, il y avait un dossier plein de collages. Elle en a extrait un sur fond de papier de boucherie et elle me l’a donné. J’étais sidérée de sa générosité. Après tout, je n’avais écrit qu’un court article. Son cadeau m’a fait un immense plaisir. Il fut le début d’une collection de photos et de dessins que j’ai accumulés au cours des années au gré de mes rencontres.
Je regrette de ne pas être retournée la voir.
Carole Naggar
http://carolenaggar.com/
(1) WESCHER Herta . Die Collage, Geschichte eines künstlerischen Ausdrucksmittels. Ed. M. Du Mont Schauberg, 1968 et WESCHER Herta . Collage. Ed. Hardcover, 1971
(2) Cf. "Actualités" in Opus International, décembre 1971, n°29-30.